Poser le Plume et tourner la page

Il avait beau regarder le menu, les couleurs sur les joues d’Elei ne passèrent pas inaperçues. Du coin de l’œil, il le nota par habitude. À jouer autant sur son image, il fallait qu’il sache analyser celles des autres, et inutile de dire qu’à ses premières années à Swyn, il avait appris à lire le langage corporel des filles comme un livre ouvert. C’était devenu un réflexe maintenant, et pas des moindres. Malgré tout, une seule chose tournait en boucle dans sa tête : avait-il déjà vu Elei rougir avant aujourd’hui ? À cause de lui, en plus ? Fermant les yeux, il sembla retenir un soupir en aplatissant une main sur la table au lieu de la serrer en poing. Bien sûr, qu’elle ne voyait pas, comment le pourrait-elle ? Elei voyait beaucoup, mais comme le disait un proverbe, l’essentiel est invisible au regard. À moins qu’il ne confonde ? Sa mémoire sélective ne datait pas d’hier, et il s’était toujours fait un point d’honneur à retenir des phrases du genre de travers. Pour toute réponse, il vint à la recherche de ses iris bleus et rétorqua d’un ton trop solennel pour ne pas cacher anguille sous roche.

"Je connais aucune fille avec un nom pareil. "

À Niev de décoder le reste, de comprendre que s’il fallait jouer le frère et la sœur, le reste du monde devait passer à la trappe. Qu’il fallait le faire correctement, en tirant bien comme il faut le trait sur ce qu’ils laissaient derrière. Un jeu plus dangereux que prévu, parce que déjà joué une fois. C’était si facile, de fermer des portes, et ce serait mentir que de prétendre qu’il n’aimait pas tout bêtement les claquer. Remettre le compteur à zéro et repartir à neuf. Apprendre le français, même, soyons fous. Lentement, il tourna la tête sur sa gauche, attentif à ce nouveau monde si tentant qu’il se retenait d’adopter pour une raison qui lui échappait.

"Tu pourras m’enseigner le français ?"

Voilà, la raison, il ne la trouvait pas. Si elle existait, elle s’était fait la malle et tirée en vitesse par la fenêtre. Elle allait dans son sens, autrement dit. La serveuse aussi, puisqu’elle se tourna vers sa très chère sœur d’un air interrogateur face à son anglais purement américain. La petite démonstration de langue finie, ils repassèrent à l’anglais, lui à contrecœur, soudain irrité de n’avoir rien compris. Un agacement qui ne dura qu’une fraction de seconde, fondue comme neige au soleil devant l’inquiétude d’Elei. Un sourire éclaira son visage alors qu’il croisa le regard d’une étrangère par-dessus la banquette. Dans un élan de nouveauté, il s’en détourna et secoua la tête.

"J’ai un meilleur plan, et je peux te promettre que personne ne te retrouvera."

S’il avait prétendu avoir besoin de son aide, cette idée aussi venait de finir aux oubliettes. Son unique besoin du moment, c’était de manger. Il s’empressa d’ailleurs de s’emparer de la carte des desserts et d’en lire les titres à voix haute. Son accent écorchait les mots, tellement qu’il fallait avoir une bonne oreille pour comprendre « tarte » et non « trotte ». S’il savait qu’il exploitait le champ lexical du cheval, il en aurait sans doute souri, mais ses sourcils préféraient plutôt se froncer sur un terme franchement étrange. De son index, il pointa les syllabes sous le nez d’Elei, tournant la carte vers elle.

"Comment tu le prononces, ça ?"

La question sonnait comme une accusation à l’encontre de la langue française et ses bizarreries d’il ne savait quoi. Chose sûre, il ne prenait pas son nouveau rôle à la légère, ni la mission confiée par Elei. On pouvait au moins lui donner ça, il ne lui promettait rien dans le vent.